↬ Trouvaille : Les Jeux de cartes Encyclopédie
2014-11-21J’ai découvert les jeux de cartes Encyclopédie en fréquentant la brocante hebdomadaire de mon quartier (une activité qui accompagne fort bien un déjeuner convivial avec des amis curieux mais qui ont bien failli, l’an dernier, me convaincre d’acheter un sitar. Longue histoire.). Pour quelques dollars, j’ai pris possession de cinq petites boîtes de différentes couleurs contenant chacune une cinquantaine de cartes.
La seule indication sur leur origine est celle que l’on trouve sur la boîte et sur le dos des cartes : «Abbé Étienne Blanchard, Église Notre-Dame, Montréal.»
Au recto de chacune des cartes se trouvent cinq questions sur l’Histoire, la littérature, l’économie familiale, l’agriculture, la géographie et des faits divers. Une carte «Manière de jouer» accompagne le jeu et propose un fonctionnement très inspiré des jeux à levées.
Aucune année n’est indiquée, alors la première tentative de datation que mes amis et moi avons faite s’est fondée strictement sur le contenu des questions — et des réponses. Ainsi, une petite recherche sur la population du Canada et du Québec nous permet de déterminer que les données utilisées datent de 1941. À part une référence de Terre-Neuve en tant que colonie britannique (donc avant 1949) et de l’édit suédois interdisant de peler les pommes de terre (de 1942, pour lequel je n’ai pas trouvé de référence), il est difficile de donner une date plus précise à ces jeux.
Le contenu des questions nous donne l’occasion de réfléchir à ce qu’est la culture générale et à la place réservée à celle-ci. On retrouve ainsi des fragments de poésie, des échos de la culture populaire de l’époque et des notions d’économie familiale :
« [Q:]Parlez-nous des vagues de la mer. [R:] L’eau ne marche pas, bien que les vagues semblent courir; leur choc sur les rochers est évalué à 17 tonnes à la verge carrée.»
« [Q:] Le cerveau d’un idiot est-il moins développé que celui d’une personne normale? [R:] Pas nécessairement; il y a des idiots qui ont un cerveau de grosseur normale.»
«[Q:] Pourquoi les histoires de meurtre et de détectives intéressent-elles l’humanité? [R:] Parce que le subconscient est naturellement porté au crime et à la cruauté.»
«[Q:] Les hommes et les femmes voient-ils de la même manière? [R:] Les hommes distinguent mieux les formes, et les femmes, les couleurs.»
«[Q:] De quelle sorte d’huile se sert-on pour huiler les montres? [R:] D’une huile provenant des mâchoires du marsouin. Elle est très rare.»
«[Q:] Comment faire durer un balai? [R:] En le faisant tremper trois heures dans l’eau et en le faisant sécher tête-bêche.»
L’abbé Blanchard ne pouvait quand même pas se passer de prêcher, littéralement, pour sa paroisse (comme sur la carte de gauche ci-dessous, consacrée à l’Église Notre-Dame) :
* * *
Les temps ont beaucoup changé : on ne peut plus écrire à l’Église Notre-Dame de Montréal afin de s’adresser à l’abbé Blanchard. Je n’ai pu retracer ses archives personnelles (si elles ont été conservées), alors ses publications doivent nous servir de base.
Une petite recherche permet d’apprendre que l’abbé Étienne Blanchard (à ne pas confondre avec le député provincial homonyme) fut un ambassadeur fort prolifique du Diocèse de Montréal. La Base de données textuelles de chroniques québécoises de langage (affiliée à l’Université de Sherbrooke) le décrit comme un précurseur du «dictionnaire visuel» (on peut voir en voir un exemple chez l’Oreille tendue), un auteur à succès et un défenseur important de la langue française au Québec :
«Esprit cultivé, Blanchard était reconnu pour sa participation active à la vie sociale et intellectuelle de son temps. Parmi toutes les causes pour lesquelles il s’est dévoué, la sauvegarde et l’amélioration de la langue française au Canada lui tenaient particulièrement à coeur. « En ce domaine, il a été d’une fécondité extraordinaire « , peut-on lire dans l’hommage que lui rend un de ses confrères en 1952, ce dont témoigne le nombre des publications qu’il y a consacrées.»
En plus des jeux de cartes Encyclopédie, il a aussi réalisé Jeux de cartes du bon langage (cités par Wim Remysen, mais dont je n’ai pu trouver d’exemples). On peut retrouver sur l’Internet Archive une numérisation imparfaite de son Dictionnaire et son ouvrage En garde! a été numerisé par ScholarPortal. Si vous voulez pousser la lecture un peu plus loin, le mémoire de maîtrise en linguistique de Geneviève Prévost (Université Laval) s’intéresse au dictionnaire de l’abbé Blanchard.
L’intérêt de l’abbé Blanchard pour les jeux de questions découle de la même préoccupation pour la survie de la culture française. Le mélange de culture populaire, d’économie familiale, d’histoire, de linguistique (un des jeux est consacré en entier au vocabulaire) et de religion présent dans les jeux de cartes Encyclopédie nous en apprend beaucoup sur son ambition : rendre facile et agréable l’acquisition d’une base culturelle en dehors de l’école.
On peut dire que le pari a été plus que réussi. Le participant Zendor au forum DragonsNocturnes.org attribue une importance toute particulière aux jeux de cartes de l’abbé Blanchard :
«Son jeu de cartes pose un peu les racines de notre culture du jeu moderne au Québec : les quiz. Notre production ludique est reconnue surtout pour ses jeux questionnaires, la raison s’expliquant probablement par notre fort besoin de faire survivre notre culture dans un continent où plus de 90% de la population parle l’anglais. Le Docte Rat est un exemple connu de notre notoriété pour les quiz, mais aussi et surtout Quelques Arpents de Pièges (car oui, le plus connu des quiz de plateau fut conçu par un Montréalais entre autres). Rien d’étonnant donc que la première version de Cranium traduite de l’anglais fut la version québécoise.»
Qu’ils aient changé ou non le cours de notre histoire culturelle, les jeux de cartes Encyclopédie sont des artefacts fascinants qui témoignent admirablement de la volonté d’encourager la culture et la langue française au Québec.
Bien évidemment, je ne peux m’empêcher de partager ces jeux de cartes. D’après ma compréhension de l’article 6 de la Loi canadienne sur le droit d’auteur, l’oeuvre de l’abbé Blanchard devrait se retrouver dans le domaine public. Je vous invite donc à télécharger au format PDF et à lire (ou mieux, à y jouer!) les Jeux de Cartes Encyclopédie trois, quatre, cinq, six, «Quatrième série» (incomplet) et «Cinquième série» (incomplet).
Je vous invite aussi, si l’auteur de ces jeux de cartes vous intéresse et que vous croyez, comme moi, que son histoire devrait être partagée, à m’aider à bonifier la page qui lui est consacrée sur Wikipédia.
Mise à jour (23 novembre 2014) : Un ami m’a signalé l’existence d’un jeu de cartes très similaire consacré à l’Histoire du Québec. En voici d’ailleurs la numérisation.
Mise à jour (21 février 2016) : J’ai trouvé trois autres jeux de cartes similaires :
En voici donc une numérisation :