Critique : iPhilosophie, de Vincent Billard

Je suis peut-être un cynique, mais quand j’ai croisé le livre iPhilosophie, de Vincent Billard, au Salon du livre de Québec, j’ai eu peur qu’il s’agisse d’un des nombreux ouvrages qui tentent de faire quelques dollars avec la popularité d’Apple, la mort de Steve Jobs et le lancement de sa biographie en magasin. (Avant même de l’avoir entamé, cependant, le nom de Normand Baillargeon, co-directeur de la collection, m’a rassuré.)

Mon arrogance m’a même fait croire, à la lecture d’un court passage où l’auteur raconte qu’il n’a pas voulu acheter l’iPhone 3G en 2008 car il cherchait un appareil pour faire de la visiophonie (p. 3), que j’étais devant un scribe carrément ignorant.

Des excuses étaient donc de mise à la lecture de l’introduction, qui fait preuve d’un bon sens de la synthèse sur l’histoire d’Apple (même si les interprétations sur l’origine du logo pommé sont un peu anecdotiques). Comment ne pas au moins faire confiance en quelqu’un qui a l’honnêteté et la grâce de dire :

Je tenterai autant que possible de m’y tenir, sachant qu’un ouvrage qui ne fait pas d’efforts pour être compris et pour présenter distinctement ses arguments – comme on en voit encore hélas beaucoup trop dans la philosophie d’expression française aujourd’hui – n’a aucune nécessité d’être lu. (p.23)

On trouve aussi, dans cette introduction, une intéressante interprétation de la sortie de l’iPod comme «contrepoids déroutant au 11 septembre». Mais trêve de commentaires sur l’introduction, commençons par…

Quelques coups de règle

Débarrassons-nous de cette section rapidement. L’auteur mérite quelques coups de règle sur les doigts pour des passages comme «l’iPod touch ou iTouch» (p. 27), «sa nouvelle trouvaille appelée Bing, basée sur le partage de goûts musicaux entre amis» (p. 153) ou «programmes espions (spywares) ou mal intentionnés (malewares)» (p. 169). Il ne s’agit que d’erreurs lexicales, mais qui inquiètent, surtout parce qu’elles font écho à une tendance généralisée. Pourquoi l’orthographe est-il moins important lorsqu’il s’agit de termes techniques?

L’auteur reproche (p. 157) à Apple de ne pas fournir de flash avec la caméra de ses téléphones. Il fait une transition en jouant sur les homophones :

Ce qu’il faut entendre par « Flash » désigne cette fois un standard de diffusion de vidéo sur Internet […]

Mais bon, Flash n’est pas un standard. Une nuance subtile, mais qui fait la différence entre un choix technique et un signe de fermeture aux normes. L’auteur poursuit :

La principale raison invoquée tient au fait qu’utiliser un tel logiciel diminuerait de manière importante l’autonomie des périphériques portables, en drainant fortement la batterie. Même si elle est fondée, cette raison laisse néanmoins devant un constat assez stupéfiant : un téléphone intelligent aussi célèbre que l’iPhone, de même qu’une tablette de lecture comme l’iPad, sont tout simplement incapables de lire un certain nombre de vidéos présentes sur de nombreux sites d’Internet !

Là encore, la question se pose, et de manière très forte : n’est-ce pas au consommateur de choisir ? (p. 157)

Non seulement Steve Jobs a expliqué sa décision, mais elle a été appuyée sur des normes qui, elles, avaient été plutôt répandues chez les autres navigateurs. Bien sûr, on ne doit pas commettre l’erreur de juger le passé avec les preuves que nous offre le présent. Cependant, le constat supposément «stupéfiant» que le téléphone célèbre qu’est l’iPhone ne puisse pas lire de vidéos Flash n’était pas vraiment stupéfiant en 2007, alors que personne (ou presque) n’attendait d’un téléphone qu’il puisse lire les vidéos Flash.

Une autre présomption de mauvaise foi suit, dans ce chapitre :

par exemple interdire l’utilisation de Facetime, le service de communication par visiophonie, sur le réseau 3G (p. 160)

Bien sûr, on peut (avec raison) critiquer la décision d’Apple de se plier aux conditions des fournisseurs de service cellulaire. Cependant, il faut faire attention de ne pas y voir une décision prise par Apple simplement pour imposer sa vision.

En fait, le chapitre sur iTunes et le jailbreak (dont sont tirés les exemples ci-haut) est justement le moins fort de l’ouvrage. Outre un passage sur la porno particulièrement peu édifiant (où l’auteur semble avoir voulu montrer sa maîtrise des termes techniques), on retrouve une section sur le point Godwin qui semble horriblement détachée du sujet du livre :

Or, puisque nous parlions de fascisme, à celui qui voudrait voir des symboles partout et des significations cachées dans chaque chose, il faudrait rappeler que La lumière bleue (Das blaue licht) c’est précisément le titre d’un film à succès des années 1930, film dans lequel faisait ses débuts d’actrice Leni Rifenstahl, celle-là même qui devait devenir la muse du troisième Reich et l’égérie personnelle d’Hitler, la réalisatrice surdouée du Triomphe de la volonté aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936. Nous sommes ici évidemment dans l’ordre du suggestif et du rapprochement à vocation « profonde », mais celui qui aime les symboles pourra y trouver à méditer. (p. 171)

Dans le même chapitre, même si l’auteur mérite un A pour sa mention de l’excellent ouvrage de Pekka Himanen (The Hacker Ethic), il a raté une excellente occasion, dans son chapitre sur le paternalisme pommesque, de parler de libertés logicielles (et de citer le logiciel libre ou le logiciel ouvert), une référence qui aurait pu ajouter à la réflexion et fournir des pistes de lecture pour ceux qui auront eu la piqûre de ce genre de questions. Un autre exemple, lorsqu’il parle des «Apple Learning Lab» (p. 150), fait preuve d’un certain manque d’imagination dans les critique contre Apple : ne devrait-il pas être à tout le moins inquiétant (contrairement à ici, où l’exemple n’est que mentionné) pour un philosophe universitaire qu’une entreprise d’informatique fasse son entrée par la grande porte des écoles pour inculquer des solutions propriétaires? Voilà un autre chef d’accusation pour occasion manquée.

**Mais beaucoup de mentions spéciales **

Voilà, on sait que le livre n’est pas parfait. C’est ce qui pourra réchauffer le coeur de celui ou celle qui croira, en lisant le reste de ma critique, que je viens de lire le meilleur essai de ma vie. Au-delà, en effet, des quelques imprécisions citées plus haut, j’ai beaucoup aimé le style de Vincent Billard. Sans dépeindre les philosophes comme des penseurs inutiles dans un monde où la technologie est partout, il refuse clairement de leur pardonner l’à-peu-près et le luddisme. On le lit avec plaisir, par exemple, houspillant et rouspétant à ses prédécesseurs :

«Mais en ce qui concerne un téléphone mobile, qui pourrait prétendre que si l’on n’inscrit rien dessus, il cessera d’exister ? La réponse de Ferraris n’a pas de sens. Quelqu’un qui ne se servirait jamais de son téléphone portable verrait ce même portable disparaître ?» (p. 88)

Peut-être s’agit-il d’une réaction psychologique toute bête que celle qui fait apprécier, par le lecteur, de se sentir guidé par un auteur qui se plaît à pourfendre des imposteurs contre qui on se sent impuissant? C’est du moins l’impression que j’avais alors que j’allais m’insurger contre Szendy, cité longuement (p. 31-33), avant que Billard ne s’en charge pour moi (p.37) de façon experte.

Sa compréhension technique apparemment solide lui permet de dire clairement lorsqu’il voit que les philosophes qu’il critique se sont trompés, ont «loupé» quelque chose. Parfois sous forme d’une charge acerbe contre les proto-luddites qui ne s’assument pas dans leur critique, on sent un ton moqueur parfaitement assumé :

«Mais le manque de profondeur de l’analyse, sa légèreté (pour ne pas dire sa médiocrité), son aspect délibérément partial ne peuvent manquer d’apparaître.» (p. 57)

«En quelques pages, le philosophe italien semble en réalité conjuguer tous les défauts que les philosophes anglo- saxons reprochent aux philosophes du vieux continent : la volonté de donner l’illusion d’une pensée profonde, qui voit loin, d’établir une analyse bien entendu extrêmement critique, mais avec le résultat de produire une pensée dénuée de réelle argumentation, une pensée autoritaire se basant uniquement sur des aperçus suggestifs, ambigus ou contradictoires, et ne débouchant au final que sur un vide total de propositions concrètes.» (p. 64)

«Lorsque Maurizio Ferraris nous parle de bonne « discrimination » des objets il nous fait donc douter que la sienne soit si remarquable que cela.» (p. 71)

Des pistes prometteuses

Mais plus qu’une simple démolition, on trouve aussi de fort jolies idées brièvement effleurées, juste assez pour justifier leur présence, pas trop pour ne pas perdre le fil du thème pommé du livre : une analyse pas mal du rock (p. 40-44), une courte évocation de PowerPoint (p. 142) et une section historique (p. 88 à 93) sur l’histoire de l’ordinateur programmable.

L’auteur nous rappelle que nous avons bien plus besoin d’une certaine hygiène mentale et de philosophie que d’une critique de la technologie ou d’une entreprise en particulier. Il se permet des commentaires tout-à-fait à propos sur la philosophie et se risque cependant à alimenter la réflexion, parfois au risque de proposer des solutions techniques déjà existantes (avoir un moyen de représenter graphiquement le nombre de pages restantes dans un livre numérique, par exemple). Il reste toutefois pertinent et nous pose des questions que nous ferions mieux de garder en tête :

«Au fond on pourrait dire que la numérisation des livres nous permet de révéler aujourd’hui l’essence véritable de ce qu’est un livre (à savoir un réceptacle d’informations déposées par l’auteur et extractibles par le lecteur), contrairement à ce que l’association immémoriale et en réalité contingente du livre à sa forme papier nous avait induits à penser pendant des siècles.» (p. 119)

On ressort donc de la lecture d’iPhilosophie, de Vincent Billard, avec plusieurs trophées de chasse (des philosophes rébarbatifs dont les analyses ont été percées à jour), beaucoup de sujets à explorer, quelques questions en suspens sur notre rapport à la culture de ce qui est numérique (le rock, l’écrit, les livres), mais surtout pas l’impression qu’on a de quelque façon exploité la popularité d’une marque pour vendre un livre écrit à la va-vite. Comme mentionné plus haut, hormis le chapitre sur iTunes, un peu plus superficiel, la critique contre Apple n’est ni complaisante, ni convenue, ni (et c’est rafraîchissant) circonscrite à la Pomme. L’auteur gagne son pari de prendre Apple comme point de départ en ne s’en éloignant pas trop, ni en en restant trop près.